Tour polycentrique : le gratte-ciel made in France

Olivier HERTEL, Journaliste pour Sciences et Avenir

Dans les années 1970, un Français frais émoulu d’une école d’architecture, Denis Sloan, assiste, perplexe, à la construction de la tour Montparnasse à Paris. « Je ne trouvais pas ça malin. Je voyais ce béton monter avec au centre un immense trou, le noyau central, qui tenait l’édifice et concentrait ascenseurs, escaliers de secours ainsi que toutes les conduites techniques de ventilation, d’eau et d’électricité. Je me demandais ce qu’il se passerait si ce noyau était bloqué par un sinistre. » La réponse à sa question est venue trente ans plus tard, le 11 septembre 2001, à New York : si le sinistre n’est pas maîtrisable, les personnes situées au-dessus sont condamnées.

 
Sécurité
Fini les tours construites autour d’un seul noyau central, vulnérable en cas de sinistre. Ascenseurs, escaliers et équipements techniques sont éclatés dans des piliers, extérieurs qui peuvent être isolés. Et soutiennent des blocs d’habitation indépendants.

 

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Entre-temps, l’architecte poursuit sa réflexion sans pour autant se spécialiser dans les gratte-ciel. C’est ainsi qu’il est chargé dans les années 1980 de l’extension de la ville d’Erbil, en Irak, projet de 12 milliards de francs jamais réalisé pour cause de guerre du Golfe. Il réalisera aussi l’aéroport de Lille Lesquin, le Dôme de Marseille ou le centre de télécommunications des jeux Olympiques d’Albertville, reconverti ensuite en logements. C’est dans les années 1980 que le concept de tour polycentrique lui vient. L’idée est à la fois simple et géniale : plutôt que de faire tenir son immeuble avec un unique noyau central vulnérable, Denis Sloan imagine une mégastructure composée de plusieurs gros piliers rejetés vers l’extérieur et inscrits dans un triangle, un carré ou un cercle (selon le nombre de piliers). Entre ces piliers, des socles supportent des petits blocs d’immeubles indépendants d’une douzaine d’étages.


Premier avantage évident: chaque pilier peut contenir des ascenseurs, des escaliers et tous les équipements techniques. Il y a donc autant d’issues que de piliers - de trois à huit suivant la taille de l’immeuble. Si l’un d’eux venait à être bloqué par un incendie, les personnes situées au-dessus seraient dirigées vers un autre. Mieux encore : les pompiers pourraient se réserver un ou deux piliers pour accéder facilement au feu. « Toutes sortes de configurations de secours sont envisageables en fonction du problème », explique Claude Delalande, ancien commandant des Pompiers de Paris qui, après avoir collaboré dans le passé avec Denis Sloan, s’est associé à son projet.


Même sur le plan mécanique, la tour polycentrique se distingue. La structure porteuse étant à la périphérie et non au centre, les masses sont mieux réparties, la construction plus solide. Il est donc possible de concevoir des tours de très grande hauteur. « Nous avons déjà imaginé une tour de 600 mètres avec huit piliers », assure Peter Terrell, ingénieur structure réputé, PDG du bureau d’étude Terrell International et troisième associé de Denis Sloan.

 

Un plan possible trois piliers puissants et stables inscrits dans un triangle sont reliés par des blocs d’immeubles d’habitation ou de bureaux, plus légers.

 

 

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Autre atout important : la qualité de vie. La tour ressemble à un tube géant. Les blocs d’immeubles ne sont pas très épais. Ils reposent sur un socle et sont accrochés sur leurs côtés à deux piliers. Ils sont par ailleurs disposés en quinconce ou en spirale, de façon à ménager des espaces vides qui laissent passer la lumière. Conséquence : les blocs d’immeubles ont deux façades, l’une tournée vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur Dans un gratte-ciel classique, la lumière artificielle est omniprésente. Là, les pièces situées vers l’intérieur de l’édifice profitent d’une lumière naturelle.

 
Outre une plus grande sécurité, la tour polycentrique, bénéficiant de la lumière naturelle sur toutes ses façades, offre aussi une meilleure qualité de vie.

 

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En résumé, la tour polycentrique est plus sûre, plus solide et plus agréable à vivre. Sauf que tout ceci reste sur le papier. En dépit de contacts positifs, Denis Sloan n’a toujours pas trouvé un maître d’ouvrage qui ait le courage de tenter l’expérience et de rompre avec la tradition des tours à noyau central. Prévoyant, il a tout de même fait breveter son invention. Au cas où... ?